En ces temps de dispersion où les uns et les autres demeurent éloignés, notre ami Michel Cazin s'en va et notre Président Georges Lochak m'a confié la lourde charge - et l'honneur - de dire, au nom de la Fondation et de l'Institut Louis de Broglie, combien nous partageons votre peine.
Une fois de plus, après nos Présidents Louis Néel et René Thom, la Fondation Louis de Broglie et notre Institut voient disparaître l'un des artisans de cette Science du XX ème Siècle qui aura complètement renouvelé notre conception du Monde.
Ce n'est pas le moment de rappeler l'oeuvre du grand savant que fut Michel Cazin, sa formation, sa rencontre avec Louis de Broglie, ses aventures de guerre lorsqu'il accompagna Louis de Broglie en exode, ses travaux et ses enseignements, et nos compagnies respectives lui rendront l'hommage qui convient. Mais c'est le moment de l'amitié.
Michel Cazin avait décidé de consacrer sa vie à la Science, d'étudier les secrets de la nature, de transmettre à de vrais étudiants ce feu de la Connaissance au moment où, selon la formule de Kuhn, après Copernic, Galilée, Newton, et avec Einstein, Louis de Broglie nous proposait une nouvelle image du monde.
Travailler, se former auprès d'un tel maître est un rare privilège que la Providence vous accorde, et c'est tout naturellement que Michel Cazin rejoindra plus tard la Fondation et l'Institut, à la recherche d'une vision du monde, certes, mais parce qu'il avait précisément cette haute conception de la Science que lui avaient léguée Max Planck, Albert Einstein et Louis de Broglie et qu'il partageait avec ses amis.
Il y était aristocrate, en ce sens qu'il se souvenait de nos ancêtres en science, de ce qu'une idée nouvelle est toujours une idée ancienne qui est réexaminée à la lumière des connaissances nouvelles, et se méfiait des nouveaux riches, triomphants au jeu subtil d'équations hermétiques et improbables.
A la Fondation, Vice-Président aux côtés de Louis Néel, de René Thom, également hommes d'exception, conformément au voeu de Louis de Broglie, il veillait à ce que l'interrogation demeure permanente, sans préjugés, en esprits libres. Directeur des Annales, avec Daniel Fargue, il endossa la responsabilité de ce que chacun y pût exprimer ses idées, même celles qu'il ne partageait pas.
Président de l'Institut, il se délectait à l'idée que nos prochains travaux fussent consacrés à de vraies questions, en dehors de tous sentiers battus, car il savait, comme de Broglie, que c'est là l'honneur de la science. Il avait fait sienne la formule de Paul Valéry : Je crains le connu plus que l'inconnu.
Comme son Maître, il avait l'élégance, la simplicité, la disponibilité, et la courtoisie des hommes d'esprit. A la Fondation et à l'Institut, sa disponibilité, son enthousiasme, son amitié, ne firent jamais défaut. Georges Lochak le sait bien. Dévoué, il ne rechignait pas devant les servitudes de la tâche, et répondait toujours présent quand il le fallait.
Confiant, il concluait en 2001 un regard sur la Fondation en prodiguant à nouveau ses encouragements : Nous sommes prêts pour l'accueil de jeunes maîtres...
Cet optimisme ne dissimulait pas les inquiétudes d'un esprit lucide devant certaines dérives de notre temps et il s'en est ouvert à moi jusque dans nos derniers entretiens. C'est la marque des grands savants que d'être d'abord des humanistes.
La disparition d'un proche est toujours un drame, une peine, un chagrin. La disparition d'un grand esprit nous ramène à une confrontation avec l'Histoire, avec le long processus de l'évolution de la pensée humaine. A l'image de ces grandes processions de la Communion des Saints que l'on voit sur les fresques des églises d'Italie, Michel Cazin s'est inscrit dans la longue marche des hommes qui voulaient comprendre notre univers et aura apporté sa modeste contribution.
Newton le disait : Si nous voyons aussi loin, c'est que nous sommes juchés sur des épaules de géant. Encore faut-il aussi de vrais maîtres pour transmettre le savoir à l'heure où la vocation a cédé le pas à la carrière.
Mais aujourd'hui, ce sont les qualités de l'intelligence du coeur qui ressortent davantage. Voyant sa fin prochaine, Michel, s'adressant à Monique lui dit « Ne pleure pas, il y a des enfants qui meurent aussi. »
La preuve est faite que Louis de Broglie, savant et humaniste exceptionnel savait s'entourer d'hommes d'exception.
Ainsi, la Mort est annoncée. Avec toutes ses interrogations.
L'esprit restait prompt, la chair faible. Les étincelles de la réflexion devaient se réserver pour le sublime.
La Mort a été trop traitée comme un thème à mélancolie, ou comme un objet d'ascèse, ou comme une entité théologique un peu vaporeuse... Il faudrait lui donner sa place de Réalité vigoureuse et de phase, dans un Monde et un Devenir qui sont ceux là mêmes que nous expérimentons.
Ces mots sont de Teilhard de Chardin. Sans doute ont-ils fait plus qu'effleurer notre ami. Ils l'auront transpercé, tailladé, sublimé.
Le Savant qui a passé sa vie à tenter de déchiffrer le sens de la Nature, le Savant à son dernier quart d'heure, ne peut pas ne pas se poser la question de l'Ultime Rencontre. Celle à propos de laquelle Louis de Broglie écrivait :
L'ouvrier qui, face au revers de son ouvrage, tisse une tapisserie de haute lice pourrait ne pas se rendre compte de l'oeuvre réelle qu'il accomplit, mais il s'en apercevrait le jour où il pourrait retourner cet ouvrage et le contempler en face.
Sans doute, Michel, maintenant que le grand voile est levé, avez-vous le privilège d'admirer la Tapisserie.
Comme vous me l'avez dit, au revoir , Ami...
Permettez-moi d'y ajouter une prière personnelle :
Seigneur, Toi qui connais le coeur de notre ami, sa passion scientifique, son enthousiasme, Toi qui nous a invités à soumettre la Terre, à en démonter les secrets, montre les à Michel : nous l'en croyons digne.
A Michel Cazin,
Philippe Frébault - 4 Septembre 2003