Mon témoignage est celui de la deuxième génération, qui a construit la Fondation et qui voit arriver la relève de jeunes physiciens qui n'ont pas connu Louis de Broglie, qui ne se satisfont pas de certaines réponses aux questions fondamentales et qui veulent aller plus loin. Leur façon de prolonger les idées de Louis de Broglie surprend parfois les anciens que nous sommes. Mais les jeunes ont toujours surpris les anciens.
L'essentiel est de ne pas faire peser sur eux le poids des hommes et des institutions.
"Ce que je veux, m'a dit un jour de Broglie, ce ne sont pas des honneurs (je n'en ai que trop eu) je veux que des jeunes physiciens puissent travailler loin de toute pression dans la ligne de mes idées et qu'ils s'interrogent librement sur les problèmes fondamentaux".
Qu'est-ce que "la ligne de ses idées"? Ce n'est pas adopter telle idée particulière dont l'avenir est incertain. Sa "ligne", c'est d'abord de ne pas se transformer en ingénieur de la mécanique quantique, c'est de chercher a en sortir, car une théorie ne se comprend pas de l'intérieur, mais de l'extérieur, elle se comprend avec le regard de la prochaine théorie, celle qu'on ne connaît pas encore.
Sa "ligne", c'est la liberté d'esprit d'admettre que les concepts et le formalisme actuels de la microphysique ne sont pas le dernier mot de la science. Lui-même cherchait dans toutes les directions, dans d'autres branches de la physique, comme la thermodynamique, ou les vibrations non linéaires, a une époque ou personne n'en voulait. C'est aussi la recherche d'images claires dans l'espace et dans le temps, même s'il faut les déterrer au fond de formalismes abstraits et même si ces images doivent évoluer avec le progrès de la science.
Il faut dire avec force que nous ne définissons pas une norme, nous ne sommes pas les gardiens d'une foi. C'est pourquoi nous entretenons des relations avec différents laboratoires (sans lesquels nous ne serions rien!), nous accueillons, écoutons, discutons toutes les options théoriques et nous suivons avec attention les progrès de la physique expérimentale. Nous sommes loin d'être d'accord entre nous sur les options a prendre, mais il en est une qui nous est commune: nous pensons que la science n'est pas un livre de recettes, et qu'elle n'est pas seulement faite pour prévoir des phénomènes ou pour en rendre compte numériquement, elle est faite pour comprendre, pour poser des questions et pour chercher une image du monde.
Si des jeunes viennent a nous, c'est qu'ils se posent des questions et qu'ils découvrent chez nous, parfois avec surprise, une façon de penser, une conception de la science et une ouverture qu'ils ne trouvent pas dans les manuels et dont leurs maîtres ne leur ont jamais parle.
Les grands organismes développent la recherche dans les voies sures et reconnues, ils fournissent la masse des faits expérimentaux et mettent au point les applications. Mais l'avenir de la science repose sur un effort de synthèse, un approfondissement, un libre examen des connaissances au delà des limites de la planification, de la spécialisation et du souci d'un succès immédiat.
C'est à cela que peut aider l'indépendance et la liberté d'esprit de la Fondation. Car la "communauté scientifique", par le poids de l'habitude, écarte certaines interrogations et entrave même leur formulation.
C'est pourquoi la Fondation Louis de Broglie doit rester un espace de liberté. Ses Statuts lui garantissent son indépendance afin qu'aucun organisme n'en prenne le contrôle. Ses buts ne changent pas en fonction des modes, des désirs ou des injonctions de tel ou tel. La Fondation n'est faite contre personne, mais elle est différente.